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Toilettes publiques et inégalités hommes-femmes

Zange

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#1
Lu sur Observatoire des inégalités : Quelle femme n'a pas attendu, lors d'un
départ en vacances, quinze bonnes minutes pour accéder aux toilettes d'une
station d'autoroute ? Quelle amoureuse de théâtre n'a pas passé l'essentiel
de l'entracte à attendre pour soulager sa vessie et s'est trouvé privée du
plaisir de commenter les performances des acteurs en buvant un verre avec
ses ami(e)s ?
C'est un fait : dans l'ensemble des bâtiments publics, le nombre de m²
consacré aux toilettes des hommes et des femmes est toujours identique,
selon une symétrie architecturale qui semble ancrée dans le marbre. Alors
que dès mon plus jeune âge, j'avais compris qu'entre autres avantages dont
la nature a généreusement doté les hommes, il y a celui de pisser debout(1),
les architectes ne s'en sont toujours pas aperçu. Résultat : le nombre de
places dont disposent les femmes pour uriner est généralement près de deux
fois inférieur à celui offert aux hommes. Sachant que, mécaniquement, les
premières mettent un peu plus de temps à soulager leur vessie (entrer dans
les toilettes, fermer la porte, se déshabiller... sans compter le temps
passé, pour certaines d'entre elles, à changer leur protection périodique),
on comprend qu'il y ait toujours la queue devant les toilettes des dames...
C'est ainsi que, chaque année, des millions de femmes perdent des centaines
de milliers d'heures, dans une position inconfortable - ce n'est pas
particulièrement agréable d'attendre alors qu'on a très envie de faire pipi.
Une situation vécue comme une sorte de fatalité liée à leur genre alors qu'
il suffirait tout bêtement de doubler la surface des toilettes destinées aux
femmes pour y mettre un terme.
Cette question m'irrite depuis des années. Sans pour autant faire quoi que
ce soit pour la changer. Après tout, je ne suis ni architecte, ni militant
féministe affiché. Et ma vie professionnelle est consacrée à dénoncer des
problèmes bien plus graves pour l'humanité en général et pour les femmes en
particulier. Pourquoi alors lancer un tel manifeste ? Ne vais-je pas nuire à
l'image des journaux qui m'emploient en m'engageant dans ce combat un peu
pipi caca qui ne manquera pas de faire sourire les gens importants qui s'
occupent des " vrais problèmes " ? Peut-être. Mais les gens importants font
aussi pipi et caca (même s'ils n'aiment pas trop en parler). Autre question
: en m'intéressant à cette question dont je reconnais bien volontiers qu'
elle est d'importance secondaire, ne vais-je pas contribuer à distraire l'
attention de combats bien plus essentiels pour le sort des femmes ? C'est
vrai, l'enjeu de la parité en matière de toilettes est bien léger face aux
inégalités subies par les femmes en matière d'emploi. Ou face aux violences
dont elles sont victimes dans l'univers domestique ou professionnel...
Si je franchis finalement le pas aujourd'hui, c'est que cette question des
toilettes est un puissant révélateur de la façon dont est pensée l'égalité
dans notre République. Les décideurs de tout poil - en l'occurrence les
architectes - croient encore qu'il suffit d'offrir à tous ce qui convient le
mieux aux dominants pour que l'égalité soit établie. Sans s'interroger plus
avant sur la situation spécifique des uns et des autres. C'est ainsi qu'on
conçoit des toilettes pour hommes et femmes de manière identique, et qu'au
bout du compte, les secondes en ont deux fois moins... C'est ainsi que l'
école qui convient aux enfants de bourgeois est censée convenir, au nom de l
'égalité républicaine, aux enfants issus de milieux moins favorisés, qui ne
bénéficient pas des mêmes aides familiales et des mêmes recours. Ou que les
autobus mis en service aujourd'hui demeurent plus que jamais inaccessibles
aux handicapés. Sans être un chantre systématique de la discrimination
positive, qui peut parfois conduire à stigmatiser ceux qui en bénéficient,
je fais partie de ceux que révolte cet égalitarisme de façade qui assure la
perpétuation de multiples discriminations et dominations. Lutter pour
accroître le nombre de places dans les toilettes des dames ne fera sans
doute guère avancer la cause des femmes, mais cela peut contribuer à faire
prendre conscience, à partir d'un exemple que chacun a nécessairement déjà
vécu à maintes reprises, combien notre société a besoin d'être plus
attentive aux besoins des uns et des autres pour devenir plus douce à tous.
Il serait pourtant bien simple de modifier les normes imposées en matière de
construction. Et peu coûteux d'entreprendre les travaux nécessaires, dans
tous les bâtiments recevant du public, pour établir enfin une véritable
égalité entre genres face à l'envie de faire pipi. Tous ceux qui n'ont pas
pris ce point de vue pour un canular mais comme une affaire sérieuse (même
si elle peut faire sourire) devraient agir en ce sens, qu'ils (elles) soient
architectes, militantes féministes, gérant(e)s de station service,
directeurs(trices) de salles de spectacles, ou simples citoyen(nes).
Philippe Frémeaux
(1) Encore qu'il s'agit largement d'une habitude culturelle. Dans de
nombreux pays les hommes pissent accroupis.
Mis en ligne par libertad, le Mardi 22 Juin 2004, 22:52 dans la rubrique "Le
privé est politique".